LA LANGUE DE LA MERE
Kateb Yacine a choisi de terminer Le Polygone Etoilé par un texte directement autobiographique qui explicite l’histoire de sa relation à la langue française.
Quelqu’un qui, même de loin aurait pu m’observer au sein du petit monde familial, dans mes premières années d’existence, aurait sans doute prévu que je serais un écrivain, ou tout au moins un passionné de lettres, mais s’il s’était hasardé à prévoir dans quelle langue j’écrirais, il aurait dit sans hésiter : « en langue arabe, comme son père, comme sa mère, comme ses oncles, comme ses grands-parents ». Il aurait dû avoir raison, car, autant que je m’en souvienne, les premières harmonies des muses
coulaient pour moi naturellement, de source maternelle.
Pourtant, quand j’eus sept ans, dan un autre village (on voyageait beaucoup dans la famille, du fait des mutations de la justice musulmane), mon père prit soudain la décision irrévocable de me fourrer sans plus tarder dans la « gueule du loup », c’est-à-dire à l’école française. Il le faisait le cœur serré.
« La langue française domine. Il te faudra la dominer, et laisser en arrière tout ce que nous t’avons inculqué dans ta plus tendre enfance. Mais une fois passé maître dans la langue française, tu pourras sans danger revenir avec nous à ton point de départ ».
Après de laborieux et peu brillants débuts, je prenais goût rapidement à la langue étrangère.
Ma mère était trop fine pour ne pas s’émouvoir de l’infidélité qui lui fut ainsi faite. Et je la vois encore, toute froissée, m’arrachant à mes livres – tu vas tomber malade ! – puis un soir, d’une voix candide, non sans tristesse, me disant : « Puisque je ne dois plus te distraire de ton autre monde, apprends-moi donc la langue française… » Ainsi se refermera le piège des temps modernes sur mes frêles racines, et j’enrage à présent de ma stupide fierté, le jour où, un journal français à la main, ma mère s’installa devant ma table de travail, lointaine comme jamais, pâle et silencieuse, comme si la petite main du cruel écolier lui faisait un devoir, puisqu’il était son fils, de s’imposer pour lui la camisole du silence, et même de le suivre au bout de son effort et de sa solitude dans la gueule du loup.
Jamais je n’ai cessé de ressentir au fond de moi cette seconde rupture du lien ombilical, cet exil intérieur qui ne rapprochait plus l’écolier de sa mère que pour les arracher, chaque fois un peu plus, au murmure du sang, aux frémissements réprobateurs d’une langue bannie, secrètement, d’un même accord, aussitôt brisé que conclu… Ainsi avais-je perdu tout à la fois ma mère et son langage, les seuls trésors inaliénables – et pourtant aliénés ! (Kateb Yacine, Le Polygone étoilé, 1966).
Questions :
1 – A quoi est comparée la langue maternelle ?
2 – Qu’est-ce qui motive la décision du père ?
3 – Expliquez les expressions « dans la gueule du loup », « piège des temps modernes ».
4 – Quels sont, pour le narrateur, les conséquences de l’apprentissage du français ?
5 – Quel type de société est décrit dans ce texte. Justifiez votre réponse par des exemples précis.
CORRIGE DE L’EXAMEN DE SYNTHESE :
1 – La langue maternelle est identifiée au cordon ombilical. Celui-ci lie l’enfant au corps de la mère et les fait vivre en symbiose, procurant un sentiment de plénitude. La langue les unit par la parole créant une intimité, une complicité intellectuelle.
L’attachement de Kateb à sa mère était très fort. Elle représentait pour lui tout un univers : rêves de l’enfance, culte des ancêtres, amour de la terre…
Le rapport à sa mère était très profond aussi, c’était un rapport passionnel fusionnel ; il disait « habiter » sa mère.
2 – La décision du père est motivée par le désir de réussite sociale. Il pense que la connaissance du français permettra à son fils d’égaler le détenteur de l’autorité et même de le dominer.
A cette époque, il n’y avait pas d’autre choix possible : il fallait opter pour la langue du colonisateur, la langue dominante afin de pouvoir par la suite la dominer et lui faire dire sa culture propre.
3 – L’expression « dans la gueule du loup » renvoie à la locution « se jeter dans la gueule du loup » qui signifie « braver un danger, un péril certain, de façon imprudente ».
La deuxième expression signifie que le fait d’envoyer l’enfant à l’école française représente un risque pour les parents et le fils parce qu’il oubliera sa culture, son identité.
Néanmoins, on remarquera qu’il s’était jeté dans « la gueule du loup » pour mieux affirmer l’Algérie des ancêtres qu’il avait dans le cœur.
A maintes occasions il avait affirmé : « Mes ancêtres, c’est les Keblout et non les Gaulois ! ».
Cette expression résume d’ailleurs le sens de son combat ultérieur, ainsi que sa posture vis-à-vis de la culture et des modèles occidentaux auxquels il refusa de se plier, mais qu’il chercha constamment à plier par sa démarche d’insurge, d’insoumis, de rebelle.
4 – Apprendre le français entraîne une double trahison. Le fils trahit la mère et la langue maternelle en l’excluant de son univers.
Il trahit également ses origines, sa communauté, les traditions ancestrales.
Le passage d’une école à l’autre opère le passage précoce de l’enfance à l’adolescence.
L’enfant se détache donc du corps de la mère et de sa famille.
27 janvier 2009
LITTERATURE