MAMOUN, l’ébauche d’un idéal
Au passage du train , traversant à toute allure la plaine du Chéliff, un mioche de trois ans ,juché sur une butte, agite, chaque jour, sa main fluette pour dire un bonjour naïf aux voyageurs penchant leurs corps en dehors des portières.
Il est admirable de beauté ; ses yeux,noirs et fureteurs,fixent avec insistance cette fille interminable de wagons , bondés d’un monde bigarré, où le roumi élégant jouit des commodes dispositions du sleeping –car, du dinning-car,tandis que le fellah famélique se contente de l’exiguïté inconfortable des troisièmes classes.
Mamoun, ainsi se prénomme le bambin, suit, de son regard illuminé, la marche rapide du train jusqu’à perte de vue.
C’est le fils unique du Kaid Bouderbala. Autant dire que c’est un garçon choyé, dorloté et entouré de tous les soins et de toutes les gâteries qu’un maître du Bled sait prodiguer à sa progéniture.
Dans une âme, jeune comme la sienne, il n’y a, à vrai dire, qu’une réceptivité visuelle n’entraînant aucun exercice de la raison, mais ce passage, à des heures déterminées, du Babour , comme l’appellent les Bédouins, qui nargue ainsi le calme de la nature, retient son attention d’une façon particulière. Chaque fois qu’il remue sa petite main d’un geste devenu quasi-automatique, une pensée semble se dessiner chez ce chérubin.
Il voit bien, le soir, les Khammès, abattus par un labeur sans fin, rentrer, leurs faucilles sous le bras, en lui souriant timidement ; peu lui importe.
Il aperçoit bien sa cousine, Zahira ,qui, la face émaciée, le teint aduste, le corps svelte et sangle dans une robe écarlate, revient de glaner les épis dorés, noués en gerbes, lourdement posés sur son dos voûté. A-t-il jamais su que celle-ci est pauvre, tandis que son père est riche ?
Il suit bien quelquefois, du regard, le mouvement de la charrue bouleversant, de son soc d’acier, la terre réfractaire et la sillonnant symétriquement, sous les rayons brûlant du soleil. Cela est un peu intéressant pour lui.
Les diffas que son père organise, à peu prés tous les mois, pour recevoir soit le Sous-Préfet, en tournée, soit le juge de Paix, en transport, l’intéressant énormément.
Le vue des Caids, accourus de quinze et vingt lieues, à l’occasion du taam populaire offert aux pauvres, sous les auspices du grand Saint vénéré Sidi Abdelkader, et caracolant sur leurs fiers chevaux de race, ne le laisse pas insensible. Il admire ces vieillards, dans toute la verdeur de leur agilité, se livrant à des tours d’adresse, lançant leurs carabines très haut pour, ensuite, les happer au vol .Leurs beaux burnous rouges ,frangés d’or ,fulgurant sous les clairs rayons du soleil, émerveillent ses yeux d’enfant .
Mais que lui importent tant de choses banales et vieillotes, tant de tableaux surannés ; sa curiosité d’enfant s’attache de préférence à un objet choquant les habitudes de son entourage et frappant le cadre limité des traditions héréditaires. C’est la grande machine, balafrant le ciel d’une longue traînée de fumée, qui l’obsède.
Vêtu d’une simple gandoura , sa tête entourée d’un turban de gaz immaculée et les pieds libres ,il fleurit à l’aise dans un accoutrement si bien adapté a des êtres aussi frustes, jaloux de leurs liberté,de toutes leurs libertés .
A l’age de cinq ans ,on le voit aller régulièrement à la Zaouia,situé à 1500 mètres du toit paternel,pour apprendre ,en digne descendant d’une famille prétendant à la noblesse musulmane ,c’est-à-dire à une ascendance d’essence supérieure,les premiers versets du Koran.Comme tous ses condisciples,il récite par cœur les paroles du prophète,sans en comprendre le sens .
Dans le vacarme de l’école Koranique, il arrache, comme les autres, par bribes, au maître sans pédagogie ,le verset entier qu’il écrit de sa main inexperte, sur une planche blanchie.
Torturer la mémoire, telle est la méthode employée.
Déjà, à son age, il commence à trouver fort ennuyeux et combien fastidieux ce genre d’études ,qui l’oblige à se tenir assis, du matin au soir ,sur une natte en osier , les jambes repliées sur elle –mêmes et l’attention concentrée sur la planche hachurée de son écriture.
Extrait de : Mamoun, l’ébauche d’un idéal, réédité par l’O.P.U,
. Janvier 1992 – de Chukri Khodja (1ère édition Paris, Radot, 1928)
Université Ibn-Khaldoun
Faculté des Sciences Humaines et des Sciences Sociales
Département des Langues
Division de français
Module : Littérature et société.
25 janvier 2009
LITTERATURE