« LE MONOLOGUE DESENCHANTE »
Tout çà, c’est du vent. Dans les usines, faut des papiers prouvant qu’on a déjà travaillé, faut passer tous les jours, ils ont pris l’habitude de voir des Algériens à leur porte. C’est loin. A notre époque, un chômeur consciencieux devrait avoir une bicyclette, et des habits qui ne Les dégoûtent pas. Il devrait les écouter en défilant éternellement devant leurs bureaux, en cachant ses cheveux frisés, le nombre de ses enfants et des maladies puisqu’ils ont peur de payer trop de cotisations.
Et si on est trop jeune, célibataire, alors ils craignent qu’on pille leurs
savonneries, et qu’on débauche leurs innocents. Enfin, je sais pas, moi ! On arrive comme tout le monde, mais dès qu’on avoue un prénom original, on se demande s’ils ne vont pas appeler les gendarmes. Dans le Bâtiment, on fait que passer. Au bout de la quinzaine, le chantier ferme. Tu peux pas te figurer combien j’en ai rencontré, de tous les douars. Ils disent qu’ils travaillent, que ça va, qu’on va bientôt acheter une vache. Ils disent ça au bureau de placement, en faisant les yeux doux aux employés, comme s’ils rendaient de simples visites d’amitié.
Naturellement, ils ne trouvent rien, et on les revoit soufflant sur un pipeau. Plus question de travail. les registres sont grands ouverts sur les cuisses du restaurateur qui croit l’avenir assuré, du moment que c’est écrit. Les plus malins se ruinent et cherchent des associés, les consommateurs spéculent à leur tour sur les heureuses surprises de demain. Tout le monde met les bouchées doubles, et les chants achèvent d’humaniser ce drôle de commerce. C’est pas pour rien que les associés se multiplient, y a moins d’égoïsme, et un peu plus de bagarres, mais entre frères c’est rare si on se tue pour une portion de pois chiches. Sauf si y a une femme au milieu. Mais ça aussi c’est rare. On reçoit surtout des ambassades dans les pissoirs tu dors ou tu me crois pas ?
- Moi aussi j’ai fait le tour et c’est plus fort que moi j’ai poussé du côté des paysans. Y a un de ces bruits dans leurs fermes ! Pas étonnant. Ils arrachent les pommes de terre avec des machines. Ils m’ont dit de revenir demain.
- Et le maçon ?
- D’après le vieux, on verra.
- Combien on doit ?
- Plus de mille.
- Comment qu’on paiera ?
Tu sais pas ? Je deviens célèbre en écrivant des lettres. Les Assurances, le prud’homme, la famille, les amours. Faut les voir insister en me refilant les drachmes. Tu peux pas savoir. C’est dur d’avoir les cinquante francs d’un manœuvre dans la poche. Je préfère ramasser les mégots. Je préfère brûler le train et faire un mauvais coup. Veulent rien savoir. Tu uses ta cervelle. C’est à nous de comprendre. Qu’ils disent. Et ils sortent leurs billets, dépités des imprudences de la veille. N’osent plus se fouiller pour ne pas décevoir leur scribe.
Moi je refuse. Alors ils me gavent de café. Ils me balancent tout ce qu’ils ont sur le cœur, mais c’est trop long. Leur moustache frémit. Et le café devient amer.
Tiens bon la rampe.
T’en fais pas. On aura des idées.
Pas dans ce café qui porte la poisse. Si on couchait à l’air, on serait moins tristes. Plus de connaissances, plus de patrie, plus de crédit, mais du travail et après on verra. Y en a des mille et des mille qui ont trouvé. Nous on est deux. Un qui rêve, et l’autre qui dort. Y a pas, faut qu’on travaille.
Kateb Yacine, le Polygone étoilé, 1966.
QUESTIONS :
1- Quel est le temps dominant dans le texte ? Quelle est sa valeur ?
2- Faites le relevé des pronoms personnels employés dans le texte. Etudiez l’emploi alternatif des deux pronoms (on et ils) ; donnez-en la valeur.
3- Identifiez le type d’énonciation du texte en vous basant sur le système d’énonciation.
4- Justifiez l’emploi de la majuscule à la ligne 3 (Les).
5- Où se déroule la scène ? Qui sont les deux protagonistes ?
6- Relevez les différents traits de langue populaire : syntaxe – phrases – vocabulaire.
7- Quel effet l’auteur obtient-il ?
8- Identifiez la tonalité et la fonction du texte.
Corrigé de l’E. M. D. 2
1- Le temps dominant est le présent d’actualité.
2- Le pronom on désigne le locuteur associé à son interlocuteur et aux autres compatriotes parfois.
Le pronom ils désigne généralement les autres immigrés.
3- Le système d’énonciation du texte :
Il s’agit d’un discours (selon la définition de Benveniste).
Le titre est significatif mais à lui seul il ne pourrait signifier l’errance perpétuelle des immigrés à la recherche de leur intégration sociale (travail, études…).
Sa structure est celui d’un monologue du premier locuteur dans lequel il exprime la solidarité des immigrés
4- L’emploi de la majuscule à la ligne 3 révèle son mépris pour ceux qui n’ont pas le courage
d’exprimer leurs opinions.
5- Cette scène se déroule dans un café (qui porte la poisse).
Il s’agit d’un long monologue qui se transforme en dialogue après l’intervention tardive du second personnage qui vient renforcer l’opinion du premier. Les protagonistes ne sont pas nommés.
6- Les différents traits de langue populaire sont :
L’emploi d’un vocabulaire argotique, d’un registre de langue familier et les entorses à la syntaxe traditionnelle.
Parmi les traits qui caractérisent le langage populaire citons :
- des phrases courtes, souvent nominales et l’emploi des expressions populaires telles : * brûler*, * y a pas *, * faut qu’…*
- une syntaxe qui manque de rigueur et qui se manifeste surtout par la suppression du pronom sujet.
7- L’effet recherché par l’auteur est un effet de véracité, d’authenticité : il restitue la pensée du
personnage et son rythme.
Un effet critique aussi : Les personnages parlent comme « tout le monde ». Pourquoi sont-ils rejetés
alors ?
8- La tonalité du texte : dérision tragique qui montre que les immigrés sont conscients de leur situation
d’éternels « emprisonnés ». Il ne leur sera pas facile de sortir du cercle où ils sont enfermés.
UNIVERSITE IBN-KHALDOUN – TIARET –
FACULTE DES SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES
DEPARTEMENT DES LANGUES
DIVISION DE FRANÇAIS
E. M. D. 2
25 janvier 2009
LITTERATURE