Des personnages – de petites gens en fait – ont su tisser entre eux et la population par leur spontanéité et leur débilité tout à fait sympathiques des liens étroits, parfois même passionnels. La plupart sont décédés et il serait indécent, voire injuste de ne pas honorer leur mémoire, maintenant que ces mascottes appartiennent au patrimoine du bled. Sans ces personnages, le village aurait l’air d’une œuvre inachevée.
2- Si Ahmed «Bouzellouf», le bûcheron émérite.
Si Ahmed « Bouzellouf » est autrement différent. De nature calme et besogneuse. Chapeautée d’une chéchia exsangue, décolorée comme une défroque, sa tête se noie dans un volumineux tourbillon de tissu rêche, épuisé et parsemé de trous. Il défait et refait son turban de fortune crachant chaque fois dessus pour s’essuyer le visage. Bouzellouf soliloque souvent comme un bébé souriant au ciel et son rire affranchi, quoique ravagé de tartre pourri devenait si franc qu’il égayait son visage velu. Tel qu’il est fagoté dans ses trois pantalons avachis, coincé dans les restes de ce que fut un paletot, sans emmanchure et dont les dessous décousus et sans parements, laissent entrevoir un carnaval de vieilleries dépenaillées, je lui trouvais, je ne sais pourquoi, un air de Richelieu…tombé dans l’indigence !
C’était le bûcheron du village à l’époque de la cheminée que le ramoneur pendant la belle saison venait racler de sa suie, l’apprêtant à l’approche des hivers neigeux et rudes. Il s’en allait ainsi de maison en maison couper du bois pour les besoins du chauffage domestique. Une vraie bête de peine.
Si Ahmed venait souvent chez nous et j’ai souvenance de son immense respect pour ma mère qu’il appelait « Bent echeikh ». Celle-ci le lui rendait bien, il mangeait à sa guise et souvent ne partait pas les mains vides. De l’appétit, il en avait mais j’étais conscient qu’il le payait largement de sa sueur. Il ne savait pas tricher, et toute sa déficience matérielle et spirituelle s’éclipsait devant son acharnement au travail ! Il devenait noble, utile. Sur un support, une grosse rondelle d’un tronc d’arbre, exactement comme chez les bouchers qui s’en servent pour couper de la viande, Bouzellouf étalait son savoir-faire. Dans les deux mains une pioche* et d’un geste précis et infaillible, avec des « han » qui lui sortaient des tripes à chaque coup de cognée, il vous la sectionnait en son juste milieu cette bûche qui s’éventrait, morcelée en portions égales.
Bientôt, j’empilais le bois coupé que je m’empressais de stocker au fond d’une cave, dans un de ces endroits où jadis l’ancienne propriétaire, laissant vieillir des bouteilles ou des fûts, renfermait son précieux filon de vins et de spiritueux. Mon père y avait aménagé une cheminée et sans jeu de mots, c’est dans cette cave que j’ai cuvé d’inoubliables instants, dans la chaleur de l’âtre familial. J’attisais les cendres agonisantes d’un feu de la veille en le ranimant avec deux ou trois bûches que je venais de jeter dans la gueule encore tiède du « kanoun ». Une fumée noirâtre envahit toute la cheminée mais je soufflais, les yeux larmoyants, sans interruption sous le bois jusqu’à ce que des giclées de flammes dansantes et flamboyantes pétaradent, incendiant la cave entière d’une lueur arc-en-ciel. Cet élan de solidarité de ma part n’était pas du tout désintéressé : Ma mère m’avait promis un ticket de cinéma ! Pour cela, j’étais capable de me trancher en quatre !
Hélas, plus d’une fois, en empruntant la rue pour rentrer chez sa bienfaitrice, la vénérable « Chikhaouia » pour laquelle il avait consacré toute sa vie lui témoignant un respect démesuré et une obéissance sans faille, le pauvre Bouzellouf, harcelé par des jets de pierres se contraignait pour s’en défendre d’user des mêmes armes contre cette intifadha ! Il bafouillait des blasphèmes inaudibles à l’endroit de ces ruches de gamins déchaînés. Un assaut inégal mais vite rompu par l’intervention énergique de quelques âmes charitables.
Si Ahmed le coupeur de bois s’est brisé la nuque dans la rue un jour d’hiver givrant, simplement en tombant à la renverse sur le trottoir. Après son enterrement, une personne de foi avait rapporté un fait curieux. Elle surprit tout à fait par hasard Si Ahmed M’haïnane tenir ce propos : « Nous étions quatre, maintenant il ne reste plus que trois ! » Allez-y savoir ce qu’il voulait dire au juste !
*On utilisait une pioche à la place d’une hache pour couper le bois
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4 novembre 2008
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