La journée de l’enseignant…
Cette nuit-là, je n’ai pas eu envie de dormir et je me suis affaissé sur la chaise de mon bureau. Un agenda traîne. Je le saisis et le parcours. J’en souris, l’air amusé et évasif : Des numéros, des adresses, des bribes de mots, des flèches qui s’entrecroisent, des citations rares de penseurs amères, des vers tourmentés de poètes révoltés…Mais dans cet imbroglio de chiffres et de lettres, une date encadrée en rouge indique la journée d’aujourd’hui. Aurais-je raté un rendez-vous important ? Je creuse dans ma mémoire…Ah ! Ça y est, j’y suis !….Soudain, j’entends les efforts essoufflés d’une voix caverneuse m’interrompre et me tenir à peu près ce propos :
- Cette date sur ton agenda que tu as ceinturée en rouge, c’est bien celle d’aujourd’hui, mon fils ? (Le vieil homme paraissait intrigué et attendait une réponse)
- Oui, et en plus je viens de m’en souvenir, c’est la journée de l’enseignant ! Vous ne seriez pas au courant ? Voilà quelques années, qu’on a réservé, à lui aussi, une journée par an.
- Décidément, ces consécrations deviennent, de nos jours, à la mode ! Et qu’a-t-on préparé en cette circonstance ?
- Je suppose comme toujours, d’abord un émouvant discours, ensuite quelques médailles à mettre au cou, assorties de quelques modestes cadeaux en guise de souvenir, aux plus anciens « donneurs d’alphabet », pour avoir à cet effet sacrifié l’essentiel de leur vie….
- Quant à ce qui reste de leurs vieux jours – renchérit mon interlocuteur - ce n’est plus l’affaire des hommes, hein ! C’est celle du bon Dieu qui saura reconnaître les siens !
- Et enfin (ou bien ouf !)…le moment de la « bouffe », le plus important, le plus attendu : limonade, café, thé, gâteaux…pour terminer cette glorieuse et édifiante journée… (Et me coupant une fois encore la parole, il anticipa, martelant ses questions !)
- …Et en fin de collation, le cœur gros, les yeux humides et tristement, on chantera sûrement « ce n’est qu’un au revoir » ! Puis les gens se disperseront, la conscience toute sereine d’avoir marqué l’évènement de l’année, en attendant d’autres « play back réchauffés » ! C’est bien ça, non ?
- En effet, c’en a tout l’air.
- Et c’est ça la fête de l’enseignant ? Discourir, applaudir, verser une larme, rentrer chez soi et revenir bien plus tard, avec un peu de chance, dans 364 jours au même endroit, dans les mêmes circonstances, assister à la cérémonie des inévitables et sempiternelles médailles à suspendre au cou d’hypothétiques cibles essoufflées, à l’automne de leurs parcours ! Vous dites que c’est sa journée, n’est-ce-pas ? Qu’il ait donc l’opportunité de s’exprimer, de vous parler ! Et bien, écoutez-le de bonne foi, pour une fois !
(Du regard et le ton solennel, il me signifia d’en faire autant)
Alors, tout soupirs, tout remords, il vous parlera d’abord d’une époque révolue que les moins de « quarante ans » n’ont pas vécue, de cette soif d’apprendre quel que fût l’âge, de cette jeunesse fiévreuse de lire, d’écrire, de s’instruire pour comprendre tout ce qui éveille ses sens et sa profonde curiosité ! Pour faire reculer toujours un peu plus les ténèbres de l’ignorance. Pour ne pas dépendre d’autrui une autre fois encore. Il vous chuchotera à l’oreille, avec modération et non sans gêne tout le bien qu’on disait de lui, toute l’aura dont il bénéficiait, et toute la considération qu’on avait pour lui : c’était un homme important, le maître du village, un notable auprès duquel on sollicitait conseil et recommandation ! Il vous révèlera, le sourire aux lèvres, agrémenté d’un soupçon de fierté, qu’il ne touchait certes pas le salaire d’un pacha, mais en l’occurrence, correctement suffisant pour vivre honorablement, loin de la promiscuité, et tellement près des gens, tellement sollicité du petit peuple, si exhorté, si admiré, si craint qu’il devenait un modèle, voire un idéal que toute famille caressait, en secret. Qui ne se souvient de cette période où les parents rêvaient de voir un jour leurs enfants enseigner ? Ils surprenaient dans leurs prunelles scintillantes, cette opiniâtreté d’aller de l’avant qui a permis au soleil du savoir de percer, un jour, les infinies nuits d’obscurantisme et d’ignorance, fléchissant le spectre de l’analphabétisme.
Plus qu’un métier, plus qu’une profession, enseigner était alors une vocation, un art. Il fallait avoir du talent, de la passion et de la patience…
(Le vieillard soupira un long moment, laissant luire dans sa course une perle de larme qu’il n’arrivait plus à retenir, échouant vite sur sa joue creuse infestée de rides pour se noyer aussitôt dans les poils échevelés d’une barbe de neige…Il reprit de nouveau son allocution mais avec un bémol dans le ton d’une voix devenue plus amère et de plus en plus essoufflée)…
…Et quarante ans plus tard, ce même enseignant est toujours là, ou presque ! Il faut faire des efforts, des prospections pour le trouver, car on a cultivé avec le temps, ce pli de l’égarer. Effacé, en retrait, en retraite, retiré en ermite, ne parlant plus, il s’est complètement tu ! Qui vous parlerait à sa place et mieux que lui de l’enseignant tel qu’il est aujourd’hui ? Seulement a-t-il encore l’envie et surtout la force et le droit de « crier » sous tous les toits de nos écoles, l’impasse dans laquelle s’est échouée cette profession de foi ? Que dire, sinon que le statut du « maître » est tombé bien bas. De la cime à l’abîme ! Il est devenu un homme quelconque, voire banal. Même si la tête est restée toujours en éveil de par sa fonction, ses poches fréquemment vides, et la perturbant, font pied de nez à cette tâche de réflexion. (Ce qui confirme que la relation « tête-poche » rappelle lamentablement le principe des « vases communicants. »)
Réduit au seuil physiologique, il lutte pour la survie, hanté par « quarante cinq élèves en classe » qui harcèlent ses songes, n’a pas le temps de s’intéresser à ses propres enfants et, toujours indisponible, oublie de les voir grandir, additionne les tares et les trous de mémoire, multiplie les dettes et les emprunts, se soustrait de ses rares moments de repos de guerrier à se diviser en quatre pour pourvoir aux besoins grandissants de son foyer ! Cet enseignant-là est devenu l’exemple à éviter ! Le principal « fil conducteur » de la médiocrité. Partout, accusé de tous les maux, il est traité par tous les mots. Accablé et essoufflé, a-t-il à peine le temps de se donner le temps de panser ses vilaines plaies, jamais fermées et de penser à son destin, miné d’années en années d’ingratitude et de blessures ? L’enseignant saigné à blanc en voit de toutes les couleurs ! Aura-t-il la résistance suffisante d’honorer son contrat et de mener à destination, saines et sauves, des générations juvéniles entières fantasmant, les mirettes exilées sur un autre ailleurs ? Qui doit-on blâmer ? Lui ! Et…personne d’autre ?
L’enseignant accepte fort mal ce cliché diffamant de « bouc émissaire menant à la déroute d’angéliques brebis égarées » Et si cette corporation se laisse bercer par le sclérosé et le stéréotypé – foncièrement mauvais pour des gens dont le métier est de réfléchir pour faire réfléchir – c’est parce que cette mission-là est tellement immense, tellement intense pour le seul enseignant, qu’il faudrait irrémédiablement l’implication de tous les autres acteurs. Ceux-là s’en sont un peu lavés les mains, ne comptant que sur la « sainte baraka » de l’école ! Une seule main ne saurait applaudir : De « contenu » universellement libérateur et civilisationnel, l’école, impuissante par manque d’imagination et d’initiative, se trouve restreinte à un pesant et stressant « contenant » ! Conçue pour instruire nos enfants, elle se voit confier une autre priorité : les retenir !
Combien de temps ce « gardiennage » va-t-il durer ? Que sera la destinée de l’enseignement dans les « quarante années à venir » ?…Et y aura-t-il encore des enseignants si miséreux ? Des classes surchargées ? Et quant à cette journée ?…
30 septembre 2008
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