Da Marzok
Djilali Benbrahim.
Durant les étés de notre enfance nous nous sommes toujours ingéniés à trouver les recettes idoines pour passer le temps le plus agréablement possible. Ainsi, durant la journée c’était surtout les matchs de foot qu’on disputait au marché à bestiaux, qui représentait pour tous les mioches de l’époque un grand et sûr terrain, et les parties de « noyaux » quand ce n’était pas « les gendarmes et les voleurs ». Le soir en revanche, on le passait à nous corriger mutuellement en nous tapant sur les mains avec des claquettes en nylon, en application aux règles du fameux jeu « Khaouane Lah’mir » (voleur d’ânes)
Mais notre violon d’Ingres était plutôt littéraire. En effet, nous adorions nous inventer des dulcinées avec lesquelles nous étions supposés avoir des échanges épistolaires, inventés de toutes pièces. Chacun de nous puisant son vocabulaire dans les bibliothèques rose ou verte tout en s’appuyant sur les illustrés pour enrichir son langage en expressions argotiques, histoire de se donner du Punch et d’épater les autres.
Comme nous avions plus d’une corde à notre arc, mon cousin Mustapha et moi adorions, pour nous marrer un peu, aller vers les vieux, notamment, les oncles pour les taquiner, mais de manière subtile et intelligente. Ces entrevues se terminaient toujours, du moins pour nous, avec les larmes aux yeux.
J’ai dans ma besace une kyrielle d’anecdotes du Cru aussi désopilantes les unes que les autres et que je colligerai un jour, je l’espère, dans un recueil pour la postérité.
Je n’oublierai jamais le jour où nous avions rendu une visite de politesse à notre oncle Da Marzok chez lui, au magasin d’alimentation générale qu’il tenait au centre ville. Après les salamalecs d’usage, nous nous entretînmes à bâtons rompus et, peu à peu, nous l’amenâmes à nous parler du passé et de la famille car c’était notre sujet préféré.
Il se mit donc à nous raconter des détails sur certains cousins et oncles dans un flegme qui lui était spécifique; et comme il n’était pas très loquace, il prit tout son temps pour expliquer aux enfants que nous étions, qu’il devait sa nonchalance à son caractère paisible mais néanmoins introverti. Il se définissait comme un « nerveux interne » contrairement à son cousin et ami, l’impulsif Da Mamou qu’il qualifiait de « nerveux externe » car explosant de colère pour un oui ou pour un non. Un ange passa et Mustapha profita de ce silence pour saisir sur le comptoir un stylo et une feuille de papier kraft servant à l’emballage des produits alimentaires pour exposer une théorie assez bizarre et plutôt inquiétante pour les âmes crédules. Il se mit donc à dessiner sur la feuille une tige d’arbre pleine de feuilles expliquant à son oncle que ce dessin schématisait l’arbre familial.
La mine un peu trop sérieuse, Mustapha se racla la gorge et commença doctement : Dernièrement, j’ai lu une théorie fort intéressante sur la répétition du pair-impair. D’après les spécialistes du syndrome psycho-Dillo-Quelque chose, lorsque les nombres pairs et impairs se suivent cinq fois de suite, la théorie est confirmée et se répétera dans le temps au moins durant une cinquantaine d’années.
Il faut avouer qu’il n’y avait pas grand-chose à comprendre à tout ce charabia mais comme l’enfoiré s’y prenait bien, Da Marzok était subjugué par tant de savoir ; d’autant plus que l’érudit n’était autre que son petit neveu adoré.
Voyant l’air ébahi et coi de son oncle, notre théoricien décida de porter l’estocade en enchainant to de go : La théorie des pairs-impairs va s’appliquer à notre famille étant donné que les événements nous concernant se répètent tous les deux ans, donc pairs, se passent durant les années impaires. Regarde maintenant le schéma avec moi et tu verras par toi-même que ce que j’avance est vrai.
En 1971 une feuille est tombée de cet arbre familial puisque le Pauvre Djamel nous a quitté cette année la. En 1973 c’est la feuille de Brahim qui tombe. En 1975, celle de Norrédine. En 1977 vient le tour de la feuille de tante Fetta. En 1979, celle d’Ouali.
En arrivant à la dernière feuille du dessin, il inscrivit l’année 1981 suivie d’un point d’interrogation répété ? ? ?.
La réaction a été plus rapide que prévue puisque le nonchalant Da marzok a réagi promptement en s’adressant à son neveu : « Il faut reconnaitre que ces derniers temps Mamou va plutôt mal !.. » En kabyle dans le texte « Mih’wa yak A Mestafa ! Mamou est fatigué !.. »
Avec une tendre et pieuse pensée à tous ceux qui nous ont quittés.
Djilali Benbrahim.
21 août 2008
BENBRAHIM DJILALI