La fête du mouton
Par Belfedhal Said
Ma région est agro-pastorale et la notoriété de son souk aux bovins ne s’en trouve que justifiée. Le premier maire (Hadj Safi Laïdi) des années de l’indépendance fut un homme de bien prenant à cœur ses responsabilités et ses engagements. Durant la période des grands froids, il veillait en personne à pourvoir les populations de la périphérie prisonnières de la neige en leur distribuant des lots de produits de première nécessité ainsi que des fagots de bois pour le chauffage. Je me rappelle qu’à son oraison funèbre, un de nos professeurs avait prononcé un discours émouvant sur celui qu’on avait surnommé « le père des pauvres » Ce défunt maire eut également le mérite de célébrer la toute première fête du mouton ! Une ambiance foraine, une mosaïque culturelle : Djellabas et burnous, haïk et magroune se croisent et se mêlent à des costumes cravates sans se heurter ! J’ai presque envie de dire que les gens d’alors plus libres dans leurs têtes s’embarrassaient peu de leurs toilettes et prenaient le temps de s’accepter et de vivre. De bien manger à leur faim aussi. Cette fête promotrice du mouton n’a pas volé sa réputation : La viande était vraiment à l’honneur ! Partout, dans les maisons, dehors à même le sol, dans les terrains vagues, on invitait sans discrimination les gens à déguster le couscous garni de bonne chair. C’était en 1965…
De bon matin, le camion de la commune sort du village en direction d’un terrain boisé, à la recherche des lauriers roses pour couvrir les deux arcs de triomphe installés aux deux extrémités de la principale artère du village. L’étoile et le croissant envahissent les poteaux, les arbres et les devantures des maisons. La nuit, des lampes suspendues à des guirlandes brillent aux couleurs nationales. C’est le signe qu’un air de fête souffle sur la cité. L’attachement des algériens envers leur pays se manifestait nettement. Les drapeaux révérencieusement repassés et conservés en des lieux sûrs sont exhibés en la circonstance et flottent suspendus aux façades des maisons ! Les éleveurs après avoir engraissé leurs béliers et leurs bœufs les inscrivent au concours des plus beaux spécimens de la région, les commerçants achalandent leurs boutiques. La population, instantanément toute la population est mobilisée et chacun balaie à sa porte. La frénésie, l’enthousiasme et la joie de vivre sont au rendez-vous. J’avais treize ans et jamais je ne m’étais autant amusé ! Pour la première fois, j’ai eu l’occasion de voir de mes yeux un vrai crocodile qui se prélassait dans une mare d’eau, pas loin du marché de légumes et de fruits ! A l’écran, dans les films d’aventure, il me paraissait terrible, énorme et là, devant moi, j’y voyais une bête barricadée dans ses écailles, engourdie et paresseuse qui vous regardait mollement ! Son maître devait l’avoir droguée !
J’ai pu apprécier aussi l’aisance et la majesté des cavaliers montés sur leurs formidables chevaux. Qu’ils étaient beaux, ces valeureux descendants de l’Emir ! Ces hommes vêtus de cuir qui sent la poudre forcent le respect et l’admiration. Mais sans leur fusil et leurs bêtes, prolongement naturel de leur corps et de leur âme, ils seraient estropiés et boiteux ; ils leur inoculent la passion et la raison de vivre ! La fantasia est un moment privilégié. La foule longtemps écartée de ses réjouissances ancestrales se rapproche de ses origines. Le cheval est à lui seul une culture. Un savoir-faire et un savoir-vivre. Que d’histoire il achemine ! Symbole d’une longue résistance contre l’occupant, ami de l’homme, il lui a été d’un précieux secours dans les moments de tourmente et un partenaire agréable dans les instants de joie. Tout tourne autour de lui et un cavalier qui viendrait à perdre son cheval aurait le droit de mourir car sa vie n’a plus beaucoup de sens !
Avant d’amorcer la prestigieuse chevauchée et faire crépiter à l’unisson les carabines, le chef de la « alfa » devance la file de cavaliers bien rangés sur la piste et entame un chant liturgique à la gloire du baroud et de l’étalon. Le ton de sa voix vous frémit le cœur et vous sentez en vous se recoudre des déchirures engendrées par des décennies de repli et de captivité. Les cavaliers sont des hommes libres et comme leur monture ils aiment les grands espaces. Le « goum* » est prêt pour la cavalcade. Les chevaux mordent à volonté sur le mors et bavent. Ils reniflent piétinant la terre glaise, mais leurs maîtres les apaisent en leur caressant la crinière. Quelle éloquence que ce langage de chuchotements et de gestes doux entre l’homme et la bête ! Ils s’aiment et se respectent sans trop de baragouinage !
De la poussière se soulève et des hennissements se font ouïr. Ils viennent de partir à bride abattue. Le sol tremble sous les galops et le vent gonfle les burnous comme des voiliers aux prises avec les ondes. Les voltigeurs enturbannés se dressent debout, pointent leurs carabines et visent une cible chimérique puis tirent tous en harmonie. Une déflagration sourde suivie de son écho déchirent l’air chaud et poudreux de cette belle fin de journée.
Mais depuis, un pur-sang arabe se commercialise et coûte très cher. Il est dressé dans le seul but de gagner la course et c’est son propriétaire, même pas l’écuyer, qui reçoit les honneurs ! La fantasia est une manifestation populaire à caractère culturel et distractif, la course équestre une compétition dominée de bout en bout par le souci financier ! L’une draine une foule pour le plaisir de l’œil et l’autre des joueurs préoccupés et stressés venus miser, un billet dans la main sur le cheval providentiel !
Belfedhal Said
10 août 2008
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